ACTES FONDATEURS ET GESTES DE COMMUNION
Le pèlerinage à Rome pour le dixième anniversaire
du Motu proprio Ecclesia Dei a confirmé la vitalité du courant
traditionnel dans l’Eglise. La presse a parlé à cette occasion,
de façon un peu provocante, du « soutien de Rome aux tradis
». Le discours du Saint-Père lors de l’Audience du 26 octobre
1998, avec son invitation fraternelle aux évêques «
à avoir une compréhension et une attention pastorale renouvelée
aux fidèles attachés à l’ancien rite » , a surpris
ceux qui pensaient que les dispositions du Motu proprio avaient un caractère
exceptionnel et provisoire.
Nous nous proposons de tenter de mieux faire comprendre l’une des caractéristiques
des instituts de la mouvance d’Ecclesia Dei : vivre la pleine communion
ecclésiale dans la fidélité aux rites traditionnels
et manifester cette communion par des signes cohérents avec ce choix
fondamental. Pour cela, nous devons rappeler la nature de leurs actes fondateurs
: après les avoir replacés dans leur contexte historique,
et avoir indiqué les intentions spécifiques qui les ont animés,
nous soulignerons leur caractère de jugements prudentiels. Puis,
dans la ligne du charisme propre de ces instituts, nous réfléchirons
sur les gestes d’unité demandés par le Saint-Père
« à tous les catholiques », pour que « la légitime
diversité et les différentes sensibilités, dignes
de respect, ne les séparent pas les uns des autres » .
1. Contexte historique
a. La crise de l’Église
La réalité d’une « crise de l’Eglise », imbriquée
dans la crise de la modernité qui affecte le monde de la pensée
et la société civile, est aujourd’hui de plus en plus reconnue
: crise d’identité dans le rapport au monde, dans la transmission
catéchétique de la foi, dans l’élan missionnaire,
dans la spécificité sacerdotale, dans la vie religieuse,
crise enfin des vocations et crise de la liturgie. Paul VI et Jean-Paul
II, ainsi que le Cardinal Ratzinger et d’autres hauts responsables, ont
indiqué, à la suite de nombreux analystes du dedans et du
dehors, la présence de ces diverses composantes, mêlées
à d’indéniables éléments positifs et à
de nombreux signes d’espérance, dans la vie ecclésiale depuis
une trentaine d’années.
La naissance des instituts Ecclesia Dei ne saurait être comprise
sans la référence à ce contexte de crise postconciliaire.
Vatican II se proposait de réaffirmer et développer le trésor
de la doctrine catholique, en indiquant les voies pastorales qui semblaient
les plus opportunes pour qu’elle atteigne les hommes contemporains : «
Il importe que cette doctrine certaine et immuable, à laquelle on
doit se soumettre fidèlement, soit étudiée et exposée
d’une manière conforme aux exigences de notre temps» . Il
n’est pas dans notre propos d’étudier toutes les solutions pastorales
dont le Concile, dans l’optimisme des années soixante, ouvrait les
voies. Nous ne chercherons pas non plus si les réformes postconciliaires
n’ont pas largement dépassé ce que demandaient les Pères
conciliaires.
Avec le recul du temps, il apparaît que plusieurs de ces réformes,
en elles-mêmes et plus encore dans leur application, furent marquées
de notables déficiences, qui compromirent la mise en œuvre des justes
intuitions des Pères conciliaires. Trois de ces carences jouèrent,
nous semble-t-il, un rôle important. D’abord l’aspect pastoral a
pris le pas sur le fondement doctrinal rappelé et développé
par le Concile. Ensuite le souci de la continuité et de l’homogénéité
consubstantielle à la croissance du dogme et à l’évolution
de la liturgie a été insuffisant. Enfin la rapidité
et l’universalité des réformes, jointes à la brutalité
de leur mise en application, ont fait contraste avec les déclarations
sur la suppression de l’arbitraire.
Cette période a été celle d’une crise profonde
de la notion même de Tradition. En dépit des rappels doctrinaux
de Paul VI , la continuité de la Tradition a paru ébranlée
au point que l’aile progressiste parla, pour s’en réjouir, de rupture,
arrivant en certains cas à la dissidence ouverte quant au contenu
de la foi. D’un autre côté, le lien du magistère vivant
avec la Tradition a semblé obscurci par l’insistance sur la nouveauté
et l’urgence des réformes. De nombreux fidèles se sont sentis
abandonnés aux mains de novateurs, et ont déserté
la pratique ou se sont installés aux marges, jusqu’à rompre
en certains cas les liens de la communion hiérarchique.
Les points les plus sensibles de ce processus furent l’enseignement
de la théologie, la question des catéchismes et celle de
la liturgie. « Je suis convaincu, écrit le Cardinal Ratzinger,
que la crise de l’Eglise que nous vivons aujourd’hui repose largement sur
la désintégration de la liturgie. » En ces trois
domaines, de réels progrès pouvaient être réalisés,
en prenant en compte les directives du Concile en leur ligne essentielle.
Mais la clef d’un progrès authentique est le respect de l’acquis
légué par les prédécesseurs, et dans le cas
de l’Eglise animée par le Saint-Esprit, la piété filiale
vis-à-vis de « la Tradition qui nous vient du Seigneur par
les Apôtres, telle qu’elle s’est constituée tout au long de
l’Histoire » .
On retrouve sur ces trois points-clés les carences signalées
plus haut. L’obnubilation sur une perspective d’adaptation pastorale finit
par évacuer, jusqu’à la faire juger incongrue, la question
du contenu doctrinal qui norme toute action juste dans l’Eglise. Ceci a
été particulièrement spectaculaire dans la nouvelle
pédagogie catéchétique, dont l’échec est aujourd’hui
patent. L’absence du souci de la continuité et de l’homogénéité
finit par couper la théologie de ses sources normatives et par compromettre
le cœur de la formation sacerdotale. Il aurait fallu au contraire intégrer
un enrichissement scripturaire et patristique à la structuration
spéculative apportée par la sagesse thomiste recommandée
par le Concile . Enfin les réformes liturgiques ont, dans l’espace
de quelques courtes années, profondément modifié tous
les rites, et ont imposé les changements sans guère demander
son avis au peuple chrétien, et sans laisser subsister les formes
anciennes. Ceci est frappant dans le cas de la Messe, dont la forme tridentine
du Missel latin classique a été, sinon formellement abrogée,
du moins pratiquement obrogée par l’imposition quasi-universelle
du nouvel Ordo Missæ .
b. L’évolution en cours
Cette situation a cependant évolué depuis une quinzaine
d’années. La carence des catéchismes, signalée dès
1983 par le Cardinal Ratzinger, a trouvé un commencement de solution
par la parution du Catéchisme de l’Église Catholique en 1992.
Les grands documents pontificaux des dernières années, Veritatis
splendor, Ordinatio sacerdotalis, Evangelium vitæ, Ad tuendam fidem,
Fides et ratio, soulignent le caractère normatif du contenu de la
foi, son harmonie avec les vérités naturelles, et l’importance
de la continuité de la Tradition. Enfin, la crise de la liturgie
est aujourd’hui reconnue au-delà des cercles traditionalistes ,
les abus font l’objet de certaines mises en garde, et la Messe tridentine,
avec l’Indult de 1984 et le Motu proprio de 1988, commence à sortir
de l’interdit de fait qui pesait sur elle.
Le 2 juillet 1988 paraît en effet le Motu proprio Ecclesia Dei
. Si l’occasion qui lui a donné naissance est la consécration,
contre la volonté formelle du Pape, de quatre évêques
par Mgr Marcel Lefebvre, cet acte pontifical dépasse largement ce
seul problème. D’abord par son contenu : une méditation de
grande ampleur sur la Tradition, dont il souligne le développement
homogène et continu et le lien intérieur avec le magistère
vivant (n. 4), et aussi une claire affirmation de « la légitimité
(...) de la diversité des charismes et des traditions de spiritualité
et d’apostolat » (n. 5a). Ensuite par ses destinataires, qui sont
non seulement « ceux qui ont été liés au mouvement
issu de Mgr Lefebvre » (n. 5c), mais aussi « tous les fidèles
catholiques, (...) les évêques » (n. 5a) (...) «
les théologiens et experts » (n. 5b). Le Pape les invite tous
à « réfléchir sincèrement sur la fidélité
à la Tradition » et à « refuser toutes les interprétations
erronées et les applications abusives en matière doctrinale,
liturgique et disciplinaire » (n. 5a).
Cet acte du magistère, loin d’être purement de circonstance,
s’inscrit dans le souci de réaffirmer la continuité qui marque
particulièrement ces dernières années du Pontificat.
L’espoir qui anime le Saint-Père, c’est de faire cesser la mentalité
d’opposition dialectique qui rend impossible une lecture vraiment catholique
de Vatican II, comme élément de « la doctrine de l’Eglise,
héritière fidèle de la Tradition existant déjà
depuis près de vingt siècles comme réalité
vivante qui progresse » . C’est aussi de montrer qu’une réforme
qui ne craint pas de laisser une certaine place dans l’Eglise aux «
formes liturgiques et disciplinaires antérieures » est
digne de créance quand elle affirme sa continuité.
A l’appui de cette lecture d’Ecclesia Dei comme document dépassant
les circonstances qui ont été à son origine, on peut
remarquer que dans l’Audience du 26 octobre 1998, le Pape ne fait aucune
référence à « l’acte schismatique »
des sacres du 30 juin 1988, pour expliquer comment « l’on doit lire
et appliquer le Motu proprio Ecclesia Dei » .
2. Intentions spécifiques
a. Le texte de référence
C’est sur cette toile de fond que se détachent les actes fondateurs
des instituts Ecclesia Dei . Existant depuis plusieurs années avant
le Motu proprio, ou fondés dans sa prolongation, ils ont reçu
leur statut canonique grâce (ou en référence) à
lui. Les uns étaient érigés par la Commission Pontificale
Ecclesia Dei en vertu des pouvoirs spéciaux reçus du Souverain
Pontife , les autres recevaient d’elle des facultés liturgiques
.
Dans tous les cas, le texte de référence qui éclaire
les actes fondateurs est un passage d’Ecclesia Dei auquel renvoie le Rescrit
du 18 octobre (n. 6a). Il concerne ceux qui « ayant eu des liens
avec la Fraternité fondée par Mgr Lefebvre, désirent
rester unis au successeur de Pierre dans l’Église catholique, en
conservant leurs traditions spirituelles et liturgiques selon (iuxta) le
Protocole signé le 5 mai précédent par le Cardinal
Ratzinger et Mgr Lefebvre » . Deux éléments intègrent
donc l’acte par lequel les fondateurs des instituts Ecclesia Dei ont demandé
à l’Autorité ecclésiastique la reconnaissance canonique
de leurs fondations :
- Vivre dans l’union au pape et donc dans la pleine communion hiérarchique
de l’Eglise, avec toutes ses exigences et tous ses bienfaits ;
- Conserver le patrimoine de leurs traditions propres, et ceci selon
les normes précises données par un texte désigné
nommément.
Ces éléments, constitutifs du charisme fondateur de chacun
des instituts, ont été reçus ou approuvés par
l’Autorité : pour Le Barroux dans la Notification officielle de
la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 25 juillet 1988
(qui fait référence explicitement à ce passage), pour
les autres instituts dans les décrets d’érection, qui y renvoient
implicitement en mentionnant que la Commission agit « en vertu des
facultés spéciales qui lui ont été conférés
par le Souverain Pontife Jean-Paul II » .
Dans la fondation d’un institut, il faut en effet prendre en compte
les deux actuations qui interviennent.
D’une part, celle des fondateurs selon leur charisme. L’expression,
employée par Paul VI , est reprise par Jean-Paul II : « Il
est avant tout demandé d’être fidèle au charisme fondateur
et au patrimoine spirituel constitué dans chaque institut »
, et elle est utilisée par lui, tant dans le texte du Motu proprio
qu’à l’Audience accordée pour le dixième anniversaire
d’ Ecclesia Dei.
D’autre part, l’action de la hiérarchie, qui conformément
au principe de subsidiarité, ne se substitue pas à la première,
mais donne ou refuse la garantie d’authenticité : « D’une
part [l’Esprit de Dieu] suscite directement l’activité des croyants
en ouvrant des voies nouvelles et inédites à l’annonce de
l’Evangile, de l’autre il rend leur œuvre authentique à travers
l’intervention officielle de l’Eglise. » Pour indiquer qu’il
existe bien deux sujets d’action, Vatican II décrit « la fonction
de la hiérarchie dans l’Eglise » par rapport aux règles
« proposées » par les fondateurs par le verbe «
recevoir (recipit) » .
Pour comprendre la portée des actes qui ont donné naissance
aux instituts Ecclesia Dei, il est donc nécessaire de les référer
à ces deux actions et aux intentions spécifiques qu’elles
manifestent. D’abord celle de l’autorité. Aux supérieurs
des instituts Ecclesia Dei, les Cardinaux Ratzinger et Mayer, chargés
par le Pape de ce dossier, ont durant l’été 1988 «
proposé de la part du Saint-Père le Protocole signé
le 5 mai et dénoncé dans la nuit du 5 au 6 mai » .
Ensuite celle des fondateurs qui ont accepté cette proposition et
soumis, selon cette norme précise, leurs projets de vie à
l’approbation canonique.
b. L’intention de la hiérarchie
Quelle est donc cette norme selon laquelle les deux parties, chacune
à son rang, se sont loyalement engagées ? Elle comporte une
Déclaration doctrinale et des dispositions juridiques. La Déclaration
est composée de cinq points :
- 1. Une profession de fidélité à l’Eglise catholique
et au Pontife Romain.
- 2. L’acceptation de la doctrine de Lumen gentium n. 25 sur le magistère
et l’adhésion qui lui est due.
- 3. L’engagement à une attitude positive d’étude et
de communication avec le Siège apostolique, « à propos
de certains points enseignés par le Concile Vatican II ou concernant
les réformes postérieures de la liturgie et du droit, et
qui paraissent difficilement conciliables avec la Tradition ».
- 4. La reconnaissance de la validité de la Messe et des Sacrements
célébrés, avec l’intention de faire ce que fait l’Eglise,
selon les éditions typiques promulguées par Paul VI et Jean-Paul
II.
- 5. La promesse du respect des lois disciplinaires de l’Eglise, spécialement
celles du Code de droit canonique de 1983, « étant sauve la
discipline concédée à la Fraternité [Saint-Pie-X]
par une loi particulière ».
Ce qui frappe dans ces conditions, c’est d’abord leur concision et
leur adéquation à la théologie la plus classique.
L’autorité considère comme catholique le baptisé qui,
soumis à la Hiérarchie (n. 1), adhère à la
doctrine catholique selon l’assentiment dû au magistère (n.
2), reconnait la validité des sacrements célébrés
selon les rites approuvés (n. 4), et obéit aux lois de l’Eglise
(n. 5). On retrouve en substance le canon 205 du Code de droit canonique
: « Sont pleinement dans la communion de l’Eglise catholique sur
cette terre les baptisés qui sont unis au Christ dans l’ensemble
visible de cette Eglise, par les liens de la profession de foi, des sacrements
et du gouvernement ecclésiastique. »
On peut aussi noter que plusieurs de ces éléments se
retrouvent dans la Profession de foi et le Serment de fidélité
que doivent prononcer ceux qui reçoivent une charge à exercer
au nom de l’Eglise. L’incise finale du n. 5, « étant sauve
la discipline particulière concédée à la Fraternité
», répond assez exactement au « étant sauves
la nature et la fin de mon institut » du Serment de fidélité,
et à l’exigence de « fidélité à la discipline
de l’institut » du droit qui règle l’apostolat des membres
des instituts de vie consacrée .
Dans cette déclaration doctrinale, on relève aussi
une largeur d’esprit, qui, par rapport à l’attitude des autorités
ecclésiastiques vis-à-vis des traditionalistes durant les
vingt années précédentes, constitue une nouveauté.
Que l’on considère par exemple les conditions imposées par
Paul VI à Mgr Lefebvre comme préalables à toute réconciliation
: acceptation sans aucune nuance du Concile « et de tous ses documents
», acceptation de « la totalité de l’enseignement »
de Paul VI, et engagement « à adopter et à faire adopter,
dans les maisons qui dépendent de [Mgr Lefebvre], le Missel que
[Paul VI] a lui-même promulgué » . Dans un esprit tout
différent, la Déclaration doctrinale, conformément
aux recommandations de Vatican II, applique « au sein même
de l’Eglise », l’adage « unité dans le nécessaire,
liberté dans le doute, en toutes choses la charité »
, qui est l’un des principes directeurs de l’œcuménisme catholique
.
Une difficulté, dont le principe même semblait écarté
jusqu’ici, se trouve prise en compte, pour la première fois, dans
toute son ampleur : celle de concilier certains points du Concile et des
réformes postérieures avec la Tradition (n. 3). Dans le Motu
proprio, Jean-Paul II indiquera un fondement objectif de cette difficulté,
en évoquant « ces points de doctrine, qui peut-être
à cause de leur nouveauté (cum fortasse novæ sint),
n’ont pas été bien compris par certaines parties de l’Eglise
» (n. 5b). Sur ces points, étant évidemment sauvegardée
l’attitude due à un texte du magistère (cf. n. 2), il est
demandé, non une réception sans nuances qui traiterait par
prétérition les déficiences qui peuvent se rencontrer
même dans un texte magistériel , mais « une attitude
positive d’étude et de communication avec le Siège Apostolique,
en évitant toute polémique ». On trouve ici l’ouverture
qui est manifestée par le magistère dans le dialogue avec
le théologien : « Si, en dépit d’effort loyaux, les
difficultés persistent, c’est un devoir pour le théologien
de faire connaître aux autorités magistérielles les
problèmes que soulève un enseignement en lui-même,
dans les justifications qui en sont proposées ou encore dans la
manière selon lequel il est présenté ». En demandant
d’éviter toute polémique, on entend donc écarter seulement
« cette attitude publique d’opposition au magistère de l’Eglise,
appelée encore “dissentiment” » .
Un point a été décisif dans la conclusion de l’accord.
Il concerne les nouveaux rituels de la Messe et des sacrements. La Déclaration
doctrinale n’exige plus leur utilisation habituelle ou ponctuelle, mais
la reconnaissance de leur validité lorsqu’ils sont « célébrés
(...) selon les rites indiqués dans les éditions typiques
» (n. 4). Il était de notoriété publique que,
pour Mgr Lefebvre, la réforme liturgique comportait des aspects
qui lui paraissaient « difficilement conciliables avec la Tradition
». Eviter la polémique, reconnaître la validité
du Novus Ordo dans les textes officiels latins, communiquer avec le Saint-Siège
sur les difficultés, voilà ce qui lui était demandé,
en conformité avec la théologie classique de l’assistance
du Saint-Esprit aux lois universelles de l’Église, qui garantit
au moins la validité et la non-hétérodoxie, mais ne
préserve pas nécessairement de toute déficience .
La « discipline spéciale concédée à
la Fraternité [Saint-Pie-X] par une loi particulière »
(n. 5) garantissait par ailleurs l’usage exclusif des livres liturgiques
de 1962. Il est absolument capital de mesurer que c’est cette disposition
qui a rendu possible l’accord sur le Protocole, puis l’érection
des instituts Ecclesia Dei. Supposer qu’il s’agisse là d’une manœuvre
habile, que le Saint-Siège envisageait de contraindre par la suite
le signataire, et ceux qui accepteraient après lui ce Protocole,
à la célébration au moins occasionnelle des rites
qui leur faisaient justement difficulté, c’est lui imputer de manquer
à la transparence des intentions et à la sincérité
qui caractérisent tout dialogue dans l’esprit de l’Eglise. «
Les caractéristiques du dialogue sont : la clarté avant tout,
(...) la douceur, (...) la confiance (...) la prudence ; (...)
le climat du dialogue, c’est l’amitié » . Imaginer en outre
qu’une telle déloyauté serait reprise par le Motu proprio
(qui est un acte solennel du magistère) lorsqu’il se réfère
au Protocole, est encore plus invraisemblable.
L’intention spécifique de l’Autorité qui a érigé
les instituts Ecclesia Dei, telle qu’elle est objectivement manifestée
par les textes et les actes de l’été 1988, est donc, en imposant
ce qui est strictement « nécessaire à l’unité,
de respecter la juste liberté tant dans les formes variées
de vie spirituelle et de discipline, que dans la variété
des rites liturgiques » . Le Saint-Père a fait lui-même
l’application à ce cas singulier du passage de Vatican II
qui affirme que « l’Eglise, dans les domaines qui ne touchent pas
la foi ou le bien de toute la communauté, ne désire pas,
même dans la liturgie, imposer la forme rigide d’un libellé
unique » .
c. L’intention des fondateurs
L’intention spécifique des fondateurs des instituts Ecclesia
Dei n’est pas moins incontestable. Tous souhaitaient vivre dans la pleine
communion ecclésiale leur projet de vie religieuse ou apostolique,
en conservant ces disciplines, ces pédagogies, ces rituels traditionnels
auxquels toute leur respiration spirituelle se trouve attachée,
et en s’abstenant de ceux qui précisément leur faisaient
difficulté depuis presque vingt ans. Ils auraient refusé
une concession explicitement temporaire ou une formule biritualiste, conscients
en outre de l’échec de toutes les tentatives antérieures
de ce type (Séminaires du Leonianum, et de Mater Ecclesiæ
à Rome). Les fondateurs des Fraternités Saint-Pierre et Saint-Vincent-Ferrier,
début juillet à Rome, s’en expliquaient d’ailleurs loyalement
avec les Cardinaux Ratzinger et Mayer qui régularisèrent
leur situation canonique et leur délivrèrent des autorisations
de célébrer (celebrets) selon le rite traditionnel. Dans
un texte signé par eux et les fondateurs de l’Opus Mariæ,
et remis à Mgr Perl, Secrétaire de la Commission Ecclesia
Dei, ils incluaient cette condition du monoritualisme traditionnel .
Les Constitutions de ces deux Fraternités comportent d’ailleurs
une disposition en ce sens. « La fin particulière de la Fraternité
Saint-Pierre est de réaliser ce but [la sanctification des prêtres]
par l’observance fidèle des “traditions liturgiques et spirituelles”
conformément aux dispositions du Motu proprio Ecclesia Dei du 2
juillet 1988, qui est à l’origine de sa fondation » . «
Dans la célébration de la Sainte Messe et de l’office divin,
les membres de la Fraternité [Saint-Vincent-Ferrier] sont tenus
d’utiliser leurs livres liturgiques propres et approuvés, selon
la norme du Décret d’érection de la Fraternité»
.
Dom Gérard, fondateur de l’Abbaye du Barroux, déclarait
de son côté: « Ce que nous demandions depuis le début
(messe de saint Pie V, catéchisme, sacrements, le tout conforme
au rite de la Tradition séculaire de l’Église) nous était
octroyé, sans contrepartie doctrinale, sans concession, sans reniement
» . Les « Déclarations » de l’Abbaye précisent
que « la liturgie de la Messe [et de l’Office divin], célébrée
selon les rites plus que millénaires de la Sainte Eglise Romaine,
dans la langue latine » est l’une des « deux sources qui ont
donné naissance à la communauté du Barroux et qui
constituent sa raison d’exister (rationem eius existentiæ constituunt)
» .
Le monoritualisme traditionnel est bien l’un des éléments
de cet « esprit des fondateurs et de leurs intentions spécifiques
(propriaque proposita) » que Vatican II demande de « mettre
en pleine lumière et de maintenir fidèlement »
. L’autorité dans l’Eglise considère comme l’un de ses devoirs
de « veiller, pour sa part, à ce que les instituts croissent
et fleurissent selon l’esprit des fondateurs et leurs saines traditions
» . Le projet de vie des fondateurs ne se réduit évidemment
pas à cet aspect. Il inclut surtout le patrimoine de spiritualité
propre à chacun des instituts. Il comporte la détermination
à tirer toutes les conséquences de la pleine communion ecclésiale,
selon les indications des cinq points de la Déclaration doctrinale
du Protocole, à refuser toute tricherie disciplinaire, à
cultiver la transparence vis-à-vis des autorités, la vigilance
contre l’esprit d’amertume ou le séparatisme, les échanges
effectifs avec les autres secteurs de l’Eglise.
Mais l’érection canonique d’instituts comportant cette intention
fondatrice traduit dans les faits, de façon convaincante, la promesse
du Saint-Siège dans sa Note d’information du 16 juin 1988 . On pouvait
y lire en conclusion « un pressant appel aux membres de la Fraternité
[Saint-Pie-X] et aux fidèles qui lui sont liés, pour qu’ils
reconsidèrent leur position et veuillent rester unis au Vicaire
du Christ, en les assurant que toutes les mesures seront prises pour garantir
le respect de leur identité dans la pleine communion de l’Eglise
catholique ».
3. Jugements prudentiels
a. Un acte prudentiel normatif
Il faut maintenant préciser la nature exacte d’un acte fondateur.
Comme son nom l’indique, il relève de l’agir moral, et il engage
l’avenir. C’est donc un acte prudentiel au sens thomiste du mot , qui est
normatif d’autres actes ultérieurement posés dans sa prolongation.
Comme acte prudentiel, il intègre un ensemble varié de
données complexes, qui entrent dans la délibération
de l’intelligence pratique et guident le jugement moral qui la clôt.
Ce n’est pas un discours spéculatif qui analyse dans l’abstrait,
une démonstration où tous les éléments prétendraient
à la nécessité apodictique et à l’universalité.
La fondation d’instituts attachés au service des formes disciplinaires,
liturgiques, apostoliques et spirituelles de la tradition latine
dans le contexte de la crise ecclésiale, à la suite de la
rupture des sacres du 30 juin 1988, est un acte prudentiel. Faire
cela dans une intention fondatrice comportant le monoritualisme traditionnel,
adhérer à ces instituts par la profession ou l’engagement
: tous ces actes sont des jugements prudentiels.
b. Les considérants du jugement
Ces jugements sont éclairés par les principes nécessaires
de la théologie de l’Eglise et des sacrements. Ils mettent en œuvre
ces principes au sein d’une matière mouvante où il s’agit
souvent plus de convenances, d’inconvénients et de dangers probables
que de nécessités absolues. Des analyses marquées
d’une part de contingence seront faites sur les divers aspects de la crise
de l’Eglise, notamment les trois signalés plus haut (théologie,
catéchèse, liturgie). Des considérations de justice
naturelle et de loyauté humaine interviendront vis-à-vis
des prêtres, religieux, séminaristes, fidèles, qui
ont fait confiance aux fondateurs et les ont suivis dans cette voie, souvent
au prix de grands sacrifices. Des appréciations d’efficacité
apostolique entreront en ligne de compte : un enracinement profond dans
une identité nette est nécessaire pour mener une action hardie
et novatrice dans le cadre de la nouvelle évangélisation.
Le souci de la stabilité des formes de la vie quotidienne jouera
. La paix et l’unité qu’assurent les formes traditionnelles, comparées
au caractère évolutif et à la variété
des pratiques issues de la réforme, seront prises en compte. Des
préoccupations « œcuméniques » légitimes
seront présentes, à l’égard de ceux de nos frères
qui ont été entraînés dans une dissidence qui
se prolonge, mais qui souffrent parfois profondément de cette séparation.
L’un des éléments fondamentaux qui intervient dans la
délibération du jugement prudentiel concerne les difficultés
que présente pour nous la réforme liturgique, et qui sont
prises en compte par le Protocole d’accord du 5 mai . Dans le cadre de
cet article, nous ne pouvons que renvoyer à certaines études
sérieuses, même si plusieurs de leurs analyses ou conclusions
demanderaient à être complétées, ou parfois
corrigées . Les difficultés présentées dans
ces travaux touchent à l’expression de la théologie de la
messe , notamment sur sa réalité de sacrifice propitiatoire,
sur le rôle joué par la présence réelle dans
l’économie du sacrifice, sur la place respective du prêtre
et de l’assemblée.
D’autres études analysent les graves déficiences de certaines
traductions en langue vernaculaire, comme celle du Père Renié
. D’autres enfin soulignent le caractère polymorphe et évolutif
de la réforme, qui, de l’aveu de son principal maître d’œuvre,
Mgr Annibal Bugnini, comprend aussi les étapes « de l’adaptation
(ou incarnation) de la forme romaine de la liturgie dans les usages et
dans les mentalités de chaque Eglise (...) et de chacune des assemblées
en prière » . Selon l’« attitude positive d’étude
et de communication » que demande le Protocole, un véritable
dialogue avec le Saint-Siège et les évêques sur ces
divers problèmes serait hautement souhaitable.
Le choix normatif du monoritualisme pour les actes fondateurs est un
choix pratique qui doit intégrer tous les éléments.
Il ne s’agit pas de faire une étude académique sur tel ou
tel aspect de la réforme. Il s’agit de constater que dans l’esprit
de ses initiateurs et dans la réalité ecclésiale quotidienne,
elle forme un tout, d’ailleurs encore évolutif. Il est extrêment
difficile (sauf pour quelques abbayes ou quelques prêtres isolés)
de dissocier une partie de ce tout. Par exemple d’utiliser seulement la
Prex Eucharistica Ia (la plus proche de l’ancien canon romain). Il est
aussi presqu’impossible de refuser la dynamique interne du mouvement, sans
entraîner de graves tensions avec les confrères, voire des
rappels à l’ordre des évêques .
Dans le cadre du droit liturgique issu de la réforme, un institut
pourrait-il statutairement imposer à ses membres la forme la plus
traditionnelle de la réforme liturgique et leur refuser les nombreuses
possibilités ad libitum qu’elle offre ? La réponse semble
plutôt négative. En tous cas, l’exemple des membres de certaines
communautés canoniales ou apostoliques qui célèbrent
selon l’Ordo de Paul VI, est parlant. Malgré leur nette préférence
pour le rit latin orienté et la communion sous sa forme traditionnelle,
ils se voient amenés à célébrer à peu
près comme le reste du presbyterium des diocèses où
ils sont accueillis, c’est-à-dire en vernaculaire, face au peuple
et avec la communion donnée dans la main.
c. Un acte normatif pour nos seuls instituts
Le choix du monoritualisme traditionnel comme normatif pour les instituts
Ecclesia Dei, est un acte qui engage, il importe de le souligner, ces seuls
instituts et ceux qui y entrent. Ce n’est nullement une condamnation des
autres choix possibles dans la communion ecclésiale, ou une réprobation
de ceux qui s’engagent sur d’autres voies. Certains, dans le clergé
ou les fidèles, se méprennent malheureusement sur ce point.
Une meilleure communication doit être mise en œuvre pour les éclairer.
Des membres des instituts Ecclesia Dei ont pu par leur paroles ou leurs
attitudes accréditer l’idée contraire. Cette façon
de faire, blessant la charité, ne peut qu’être désavouée
par les Supérieurs et demande instamment à être redressée.
Enfin un esprit séparatiste a pu être exprimé par certains
des fidèles qui font confiance à nos instituts mais sont
blessés par un passé douloureux, ou lassés de voir
leurs demandes légitimes laissées sans réponse. Nous
avons à faire tout notre possible pour les rappeler au sens de l’Eglise
(sentire cum Ecclesia) , tout en suppliant respectueusement les Pasteurs
de les considérer, eux aussi, comme des brebis du troupeau que le
Christ leur a confié.
Les actes fondateurs par ailleurs engagent l’avenir, autant qu’il est
possible évidemment dans les choses humaines. Un décret d’érection
peut être annulé par l’autorité à cause de la
disparition de l’objet de l’institut, du manque de sujets, ou pour une
faute grave contre la foi ou la discipline. Mais il est de soi permanent.
Des Constitutions peuvent être modifiées (avec l’approbation
du Saint-Siège) par un Chapitre général, mais l’expérience
montre que toucher à ce qui constitue ou protège directement
le patrimoine de l’institut est le prélude habituel des catastrophes,
comme on l’a constaté dans plusieurs des Chapitres « de rénovation
» de 1968. Car selon l’adage philosophique, « les choses se
conservent dans l’être par les mêmes causes qui leur ont donné
naissance » .
Enfin, chacun adhère librement aux divers éléments
du patrimoine de l’institut. Le devoir des formateurs est de les exposer
loyalement. Le devoir des candidats est de discerner si leur propre vocation
y correspond, et de se déterminer dans la clarté avant l’engagement
définitif. Sur un point de cette importance, un engagement loyal
à respecter les intentions fondatrices et à obéir
selon la spécification des Constitutions est indispensable . Mais
cette « obéissance de jugement » qui demanderait
une d’adhésion interne au bien-fondé de toutes les orientations,
n’est nullement requise. En revanche, sont nécessaires le respect
des exigences d’unité et de charité fraternelles de l’institut,
la docilité envers les Supérieurs et la sagesse qui prend
en compte la grande difficultés de temps de fondation, accrue par
l’instabilité de l’époque moderne.
4. Charisme propre et “ gestes d’unité ”
a. L’invitation du Pape
« Selon l’esprit de conversion de la lettre apostolique Tertio
millenio adveniente , j’exhorte tous les catholiques à faire des
gestes d’unité et à renouveler leur adhésion à
l’Eglise, pour que la légitime diversité et les différentes
sensibilités, dignes de respect, ne les séparent pas les
uns des autres, mais les poussent à annoncer ensemble l’Evangile
; ainsi, stimulés par l’Esprit qui fait concourir tous les charismes
à l’unité, tous pourront glorifier le Seigneur et le salut
sera proclamé à toutes les nations. »
En recevant les pèlerins venus à Rome pour le dixième
anniversaire d’Ecclesia Dei, le Saint-Père est revenu sur un thème
qui lui est cher. Plusieurs idées s’articulent ici :
- la diversité des charismes et même des sensibilités
est légitime ;
- tous sont invités à poser des gestes d’unité,
afin que la diversité ne nuise pas à l’unité,
- mais contribue à l’efficacité du témoignage
apostolique.
On retrouve ici une idée très traditionnelle, peut-être
un peu perdue de vue au XIXe et XXe siècles sous la pression de
l’hostilité du monde à l’Eglise, qui a dû réagir
par une centralisation légitime en soi mais non indemne du péril
d’uniformisation. Cette idée, c’est qu’une saine diversité
« représente une richesse » .
b. Le caractère propre
En ce qui concerne la vie religieuse et apostolique, cela se traduit
par le principe que les divers instituts, comme les diocèses d’ailleurs,
ne sont pas simplement des départements administrés d’en-haut,
tirant toute leur substance de l’action hiérarchique. Ce sont «
des familles diverses dont le capital profite à la fois aux membres
de ces familles et au bien de tout le Corps du Christ ». C’est pourquoi
« l’Eglise défend et soutient le caractère propre de
chaque institut » .
Le magistère récent est conscient de l’importance de
ce caractère propre dans le contexte actuel. « En cette période
d’évolution culturelle et de rénovation ecclésiale,
il est nécessaire que soit sauvegardée l’identité
de chaque institut avec une assurance telle que soit évité
le péril d’une situation insuffisamment définie, dans laquelle
les religieux s’inséreraient dans la vie de l’Eglise d’une manière
vague et ambiguë, s’ils ne se référaient pas de la façon
requise au mode spécifique découlant de leur caractère
propre (indolis proprii) » .
Dans cette ligne, le Code de droit canonique, à la suite de
Vatican II, insiste sur la « juste autonomie » dont doit jouir
chaque institut, et que les Ordinaires des lieux ont le devoir «
de sauvegarder et de protéger (servare ac tueri) » . Il est
donc juste que les manifestations concrètes de l’unité ecclésiale
soient en conformité avec ce que le Code appelle « le droit
propre » des instituts. Depuis une trentaine d’années, l’importance
de ce droit est mieux mise en lumière. C’est ainsi que le P. Beyer,
s.j., spécialiste reconnu de la vie consacrée, écrit
à son sujet : « Les autorités ecclésiales n’ont
pas à le modifier, le limiter ou l’enfermer dans une autonomie “interne”
qui empêcherait son témoignage et son plein rayonnement.»
c. Le sens du bien commun
D’un autre côté, cette diversité doit concourir
à l’unité, et cela doit se traduire concrètement.
On rencontre ici une difficulté : comment concilier légitime
diversité et unité ecclésiale ? Il faut reconnaître
que la perte profonde du sens du bien commun qui marque la crise de la
modernité, avec l’affirmation toujours plus impérieuse des
droits de l’individu et l’absence grandissante de valeurs communément
partagées, constitue un sérieux obstacle. Dans le cas de
l’Eglise, cette situation s’est traduite (et a été favorisée)
par l’abandon pratique des grands signes et des grands véhicules
de l’universalité : la langue sacrée dans le patriarcat latin,
la formation des clercs selon des pédagogies communes (avec les
renouveaux biblique et thomiste), le respect des normes liturgiques et
canoniques, qui avaient caractérisé les pontificats modernes
héritiers de l’esprit classique, de Léon XIII à Pie
XII.
La manifestation de l’unité doit intégrer cette réalité
actuelle de l’effacement de références communes capables
d’incarner la catholicité de l’Eglise et de soutenir le sens du
primat du bien commun. Plaquer artificiellement les exigences correspondant
à des temps de grande unité culturelle, liturgique
et théologique sur une situation qui est à l’opposé,
ce serait retomber dans un formalisme dont précisément les
promoteurs des réformes voulaient nous délivrer. Ce serait
entrer en contradiction interne avec l’inculturation souhaitée par
beaucoup de théologiens, et dans une certaine mesure par le magistère
lui-même. On peut aussi affirmer que ce serait sortir de la ligne
générale des réformes postconciliaires. Ces dernières
sont marquées par une polymorphie liturgique, une souplesse juridique,
un certain pluralisme théologique qui rendent incongrue l’imposition
autoritaire de signes uniformes de la communion.
La diminution des référents communs a favorisé
ces dernières années le développement d’un langage
particulier, une sorte de « langue de bois ecclésiastique
», qui semble avoir pour origine le désir d’éviter
toute affirmation trop nette, dans le but de ne pas heurter. Dans ce contexte,
le langage direct et explicite du Pape lorsqu’il s’adresse au monde et
à la jeunesse est ressenti comme une véritable libération.
« N’ayons pas peur de dire clairement la vérité »,
nous dit-il en quelque sorte. Le premier effort pour retisser l’unité
nous semble bien être celui de la clarté, et notamment sur
les conditions de l’appartenance ecclésiale et sur la notion de
communion. « On ne peut pas soutenir un concept de communion selon
lequel la valeur pastorale suprême consiste à éviter
les conflits » .
d. Notre contribution
Sur ce point, les instituts Ecclesia Dei peuvent apporter aussi leur
contribution. S’ils savent rester à leur place, faisant mentir,
par leur attitude respectueuse et ouverte, l’accusation de constituer une
« Eglise de fait », ils peuvent être les témoins
de certaines formes traditionnelles, qui faisaient autrefois le tissu commun
de la culture ecclésiale et qui, actualisées selon les besoins
présents, peuvent fournir (avec d’autres) des points de repère
utiles.
Dans le domaine de la théologie, l’existence de leurs centres
d’études thomistes peut être d’un grand prix à l’heure
où le magistère invite à redécouvrir une «
philosophie de l’être » . Leur participation à des revues
philosophiques et théologiques, à des rencontres avec d’autres
écoles, à des échanges d’intervenants avec les centres
de formation des diocèses et les instituts d’autres traditions,
à des congrès, leur insertion dans des centres d’enseignement
civils et ecclésiastiques, notamment les Facultés canoniques,
ne seraient-elles pas des « signes d’unité » possibles
? Il y faudra sans doute « un esprit de conversion » : de leur
côté par un intérêt accru pour la recherche et
les débats contradictoires, de l’autre par une meilleure ouverture
à leur école de pensée, que d’ailleurs commencent
à redécouvrir certains secteurs profanes .
Dans le domaine de la catéchèse, sur la base du Catéchisme
de l’Eglise Catholique, l’un des « signes d’unité »
ne pourrait-il être, comme cela se fait déjà dans quelques
diocèses, de confier à des membres de ces instituts et à
des fidèles proches, moyennant les échanges nécessaires
pour s’assurer qu’ils ont les qualités morales et doctrinales requises,
une part dans la catéchèse des adultes, la formation permanente,
la préparation au mariage, l’accompagnement des foyers chrétiens
?
Enfin, dans le domaine de la liturgie, qui est le plus sensible, il
serait souhaitable que l’on se mette d’accord calmement sur des signes
de communion qui soient suffisamment explicites, sans couvrir les réels
problèmes qui demeurent ni violenter les consciences. On n’obtient
rien de durable en feignant d’ignorer les difficultés ou en forçant
les personnes. Dans une saine anthropologie, le geste doit d’abord être
vrai pour être signifiant. Sinon, il contribue à la confusion,
favorise l’hypocrisie, et risque d’engendrer ce que les psychologues appellent
des « retours du refoulé ».
e. Les signes de communion
Les instituts Ecclesia Dei ont en partage « des formes liturgiques
et disciplinaires antérieures de la tradition latine » . Les
signes de communion doivent pour eux s’inscrire dans cette tradition. Or,
traditionnellement, le signe indubitable que l’on reconnaît la validité
d’un rit de la Messe, et que l’on est en communion catholique avec celui
qui le célèbre, c’est l’assistance à cette Messe et
la réception de la communion dans sa célébration.
Nous proposons donc ce geste d’unité, qui suffit au regard de la
théologie de l’Eglise et de la nature des signes sacramentels. Affirmer
qu’un prêtre qui assiste à une messe et y communie revêtu
de la tenue de chœur et de l’étole n’y « participe »
pas (ou du moins pas assez pour en reconnaître la validité
et la non-hétérodoxie), c’est vraiment faire peu de cas de
l’Histoire de la liturgie et manifester une conception bien cléricale
de la participation au sacrifice de la messe ! Si la communion sacramentelle,
avec les insignes de son ordre, ne manifeste pas que le prêtre est
en communion ecclésiale, il y a vraiment un problème .
Faut-il ici davantage, à tout prix ? Faut-il imposer, comme
le souhaitent certains évêques, la concélébration
sacramentelle selon le rit réformé aux prêtres ou au
moins aux Supérieurs des instituts Ecclesia Dei, à la Messe
chrismale et aux grands rassemblements diocésains ? Une telle formule
ne pourrait se réclamer que d’une conception sans fondement théologique
: celle qui fait de la concélébration sacramentelle, non
seulement une « manifestation opportune de l’unité du sacerdoce
» , mais l’unique signe de la communion ecclésiale. Elle s’opposerait
explicitement au droit universel , qui laisse aux prêtres la liberté
en ce domaine. En outre, elle constituerait une dénégation,
sur un point crucial, des engagements pris par la hiérarchie à
l’été 1988 vis-à-vis des prêtres qui ont refusé
le schisme. Cette solution paraît donc impensable.
On peut envisager cependant que, dans l’espoir de débloquer
une situation tendue, on exige des Supérieurs qu’ils laissent aux
membres prêtres de leurs instituts toute liberté sur ce point.
Cette formule soulèverait plus de problèmes qu’elle n’en
résoudrait. Nous ne pensons pas qu’elle soit raisonnable, ni conforme
au principe de subsidiarité. Il faudrait pour cela oublier l’une
des caractéristiques fondatrices des instituts Ecclesia Dei, le
monoritualisme traditionnel. Il faudrait ne tenir aucun compte des difficultés
par rapport à la réforme liturgique qui sont l’élément
décisif de ce choix fondateur. Cette solution s’opposerait par ailleurs
au droit propre des instituts qui ont légiféré sur
l’usage exclusif des livres liturgiques de 1962 . Elle réduirait
indûment la responsabilité et l’autorité des Supérieurs
, mettrait en péril le gouvernement, l’unité et même
la pérennité des instituts Ecclesia Dei. Elle introduirait,
contrairement à « l’utilité des fidèles »
mentionnée par le canon 902, de graves germes de division
parmi les fidèles qui ont fait confiance à ces instituts.
Enfin elle réduirait à rien la crédibilité
d’Ecclesia Dei comme alternative à la dissidence lefebvriste.
Pour les instituts à vocation apostolique, s’engager dans une
telle voie signifierait accepter en pratique et en droit le biritualisme.
Il est frappant de constater que les demandes qui sont faites en faveur
de la concélébration s’accompagnent ici ou là de suggestions
en ce sens, voire même de l’affirmation surprenante que les prêtres
des instituts Ecclesia Dei ne sont pas plus liés à l’une
des « formes du missel romain » (celle de 1962 ou celle de
1969) qu’à une autre. Quant à ceux qui veulent effacer les
« survivances » du rit traditionnel, ils ne se satisferont
pas de gestes symboliques occasionnels. D’ailleurs, au nom de quoi les
instituts voués à l’apostolat déclineraient-ils la
proposition de ministères comportant la célébration
du nouveau rit, dès lors que elle est acceptée dans son principe
par le biais de la concélébration ? Cela conduirait à
une division interne et externe des instituts Ecclesia Dei, d’une diminution
de leur recrutement, du découragement et de la dispersion de fidèles
qui ont fait confiance au Saint-Siège en 1988. Cela serait payer
de beaucoup de désordres et de divisions ce qui doit être
un geste de paix et d’union !
La solution que nous proposons, en harmonie avec le droit ancien et
actuel de l’Eglise, nous paraît plus sage parce que plus vraie. Il
serait peu honnête vis-à-vis des autres et de nous-mêmes
de poser publiquement un acte accréditant l’idée que la réforme
liturgique ne nous pose plus de problèmes. Notre attitude doit intégrer
cette dimension d’un témoignage, dans le respect de la hiérarchie
et de toutes les personnes qui ne partagent pas notre jugement.
Sans doute un tel témoignage est-il crucifiant, source d’incompréhensions,
de difficultés et même de certains retards apportés
à notre mission évangélisatrice. Mais nous pensons
que ce témoignage est nécessaire et constitue une interpellation
utile pour inciter à examiner et dépasser des problèmes
qui ne se résoudront pas en les ignorant. Le service que nous pouvons
rendre à l’unité ecclésiale ne peut que se situer
dans la vérité. « Un projet d’unité ecclésiale
dans lequel le durcissement des conflits serait d’emblée évité
au nom d’une paix artificielle, en renonçant à la totalité
du témoignage, se révélerait bien vite illusoire »
.
Ce n’est d’ailleurs pas la première ni la dernière fois
dans l’histoire de l’Eglise que des crises internes, où les deux
parties peuvent être également de bonne foi et animées
par la charité, suscitent des épreuves qui les purifient
et les authentifient, selon « la constante historique de la liaison
entre le charisme et la Croix » . Qui sait dans quelle mesure le
sacrifice du support de ces tensions actuelles dans la coexistence des
deux rites, ne prépare pas pour l’avenir la paix liturgique que
désirent tant de prêtres et de fidèles ?
C’est donc dans un authentique « esprit de conversion »
que nous proposons cette solution d’assistance et de communion sacramentelle
à un rit qui nous pose de réels problèmes. Ce «
geste d’unité » peut être vécu dans le même
esprit par l’évêque du lieu et le presbyterium diocésain,
qui pourront avoir à cœur de respecter attentivement les normes
de la célébration, et d’éviter ce jour-là les
formules ad libitum les plus éloignées de l’usage traditionnel.
N’oublions pas que le but de ces signes d’unité est de permettre
à l’Eglise d’affronter dans de meilleures conditions la tâche
plus urgente que jamais de l’évangélisation. En face d’un
monde culturellement éclaté, la largeur d’esprit de l’Eglise,
« la variété des rites liturgiques et même de
l’élaboration théologique de la vérité révélée
», au sein de la même foi et de la même charité,
n’est pas un handicap ou un scandale. Au contraire, elle « manifeste
plus pleinement la véritable catholicité et apostolicité
de l’Eglise » . N’est-ce pas le sens même de l’invitation du
Saint-Père le 26 octobre dernier aux pèlerins d’Ecclesia
Dei et « à tous les catholiques » ?
Fr. Louis-Marie de Blignières